•  

     

    On m'appelle « Grosse Patate ».

    Ce n'est pas mon vrai nom. On m'appelle comme ça parce que j'aime manger.

    J'aime tellement manger ! Pétard de pétard !

    Je mange tout le temps. En famille, je mange. Quand je m'ennuie, je mange.

    Aux anniversaires, je mange. Je goûte tout ce que les autres mangent.

    Le matin, je prends un sandwich que je plonge dans mon chocolat au lait, le

    midi, je finis tous les plats à la cantine. À quatre heures, je goûte, le soir,

    je dîne et certaines nuits, je me lève pour voir ce qu'il y a dans le frigo.

    Je fais des rêves remplis de gâteaux, de pains au chocolat, de crème Chantilly.

    Je mange en cachette, je fouille dans les placards, dans les armoires, à la cave.

    C'est très embêtant d'aimer manger, parce que même en se cachant, ça finit

    toujours par se voir.

    On prend des rondeurs, du ventre, de l'estomac, et surtout, on grossit des

    fesses. On devient tout rond et votre tête ressemble à un ballon de football.

    Quand on court, ça fait «bedom, bedom», tout bouge et on est un peu gêné.

    Puis on se met à transpirer. La sueur descend le long du corps, dégouline du

    front. On se sent recouvert d'huile, de margarine, de savon.

    ( Extrait "Le journal de Grosse Patate" - Dominique Richard - Editions Théâtrales Jeunesse )


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  • Ils s'en allaient vers le sud. Les paysans se tenaient sur le bord des routes pour leur vendre du pain, de la vodka de la viande fumée. Les réfugiés passaient devant eux sans acheter ni faire de troc. Les années de famine leur avaient fait perdre l'habitude de manger. Mais Tsili avait faim. Elle vendit un vêtement et reçut en échange du pain et de la viande fumée.
    - Regardez ! Elle mange ! s'exclama l'un des survivants.
    Maintenant elle les observait de près : maigres, repliés sur eux-mêmes, ne pouvant prononcer une parole. La terreur marquait encore leurs visages.
    ( Extrait "Tsili" d'Aharon Appelfeld )


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  • © voyelle



    Demoiselle Méline, la princesse
    Conte de Grimm

     

    Il était une fois un roi. Il avait un fils qui avait demandé la main de la fille d'un roi puissant. Elle s'appelait Méline et était admirablement belle. Mais son père avait refusé la demande du prince, car il avait déjà décidé de donner la main de sa fille à un autre prince. Or, les deux jeunes gens s'aimaient d'un amour tendre.

    Je ne veux que lui, déclara Méline, et je n'en épouserai aucun autre.
    Le père se fâcha et fit construire une tour à l'intérieur de laquelle pas un seul rayon de soleil ni la lueur de la lune ne pouvaient passer. Et il dit :
    - Tu seras enfermée dans cette tour pendant sept ans ; ensuite, je viendrai, pour voir si ton obstination et ton entêtement ont été brisés.
    On apporta dans la tour à manger et à boire pour sept ans et Méline et sa femme de chambre y furent emmenées et emmurées. Coupées de la terre et du ciel, elles devaient rester là, dans l'obscurité totale. Le prince venait souvent près de la tour et appelait Méline par son nom, mais le mur épais ne laissait pas passer sa voix.
    Et le temps passa et selon la quantité de nourriture et d'eau qui restait, Méline et sa femme de chambre devinèrent que les sept années touchaient à leur fin. Elles pensaient que leur libération était déjà proche, mais aucun bruit de l'extérieur ne leur parvint. Elles n'entendirent pas des coups de marteau, pas la plus petite pierre du mur ne tomba. Elles n'avaient plus que très peu de nourriture et une mort atroce les attendait. Méline dit alors :
    - Il n'y a pas d'autre moyen : nous devons tenter de percer le mur.
    Elle prit le couteau à pain et commença à gratter et à fouiller le mortier pour essayer de dégager une pierre ; lorsqu'elle était fatiguée, sa femme de chambre la remplaçait. Elles travaillèrent ainsi longtemps, jusqu'à ce qu'elles arrivassent à détacher une pierre, puis une deuxième, puis une troisième et au bout de trois jours elles purent percevoir le premier rayon de soleil. Finalement, la brèche fut suffisamment grande pour qu'elles puissent voir dehors. Le ciel était d'un bleu magnifique et une brise fraîche les salua. Mais quel spectacle s'offrait à leurs yeux ! Du palais lui-même il ne restait que des ruines, la ville et les villages à l'entour étaient brûlés et les champs étaient en friche. Et on ne voyait pas âme qui vive !
    Lorsqu'elles eurent agrandi la brèche dans le mur, suffisamment pour pouvoir se glisser à travers, elles sautèrent à terre. Mais maintenant, que faire ? L'ennemi avait dévasté tout le royaume, et massacré toute la population. Elles se mirent à marcher, au hasard, pour trouver un autre pays. Mais elles ne trouvèrent ni un toit pour se réfugier, ni une seule personne qui leur tende un morceau de pain. Tout allait si mal qu'elles finirent par arracher des orties pour se nourrir. Après une longue marche, elles arrivèrent dans un autre royaume. Elles offraient leurs services partout mais où qu'elles frappaient, personne n'en voulait et personne n'eut pitié d'elles. Finalement, elles arrivèrent dans une grande ville et se dirigèrent vers le palais royal. Mais de là aussi, elles se firent chasser. Un jour, tout de même, un cuisinier eut pitié d'elles et leur permit de rester pour l'aider à la cuisine.
    Il arriva que le fils du roi de ce royaume était justement le prince qui, autrefois, avait demandé la main de Méline. Son père lui avait choisi une fiancée laide et au cœur dur. Le mariage approchait inexorablement, la fiancée était déjà là , mais à cause de sa laideur elle ne s'était jamais montrée. Elle s'était enfermée dans sa chambre et Méline lui portait à manger directement de la cuisine.
    Le jour des noces arriva et la mariée devait accompagner son futur époux à l'église. Consciente de sa laideur, elle avait honte de se montrer en public elle dit alors à Méline :
    - C'est ton jour de chance ! je me suis tordu le pied et je ne peux pas bien marcher ; tu mettras ma robe et tu me remplaceras lors du mariage.
    Mais Méline refusa :
    - Je ne veux pas être honorée par ce qui ne m'est pas dû de bon droit.
    La mariée lui offrit même de l'or, mais rien n'y fit. Voyant que la jeune fille ne cédait pas, elle se mit à la menacer :
    - Si tu ne m'obéis pas, tu le paieras de ta vie.
    Méline fut forcée d'obéir. Elle dut se vêtir de la magnifique robe de mariée et se parer de ses bijoux. Lorsqu'elle entra dans la salle royale, tout le monde fut frappé par sa beauté. Le roi dit à son fils :
    - C'est la mariée que je t'ai choisie et que tu conduiras à l'autel. Le marié fut frappé d'étonnement.
    - C'est le portrait même de Méline, pensa-t-il. Si je ne savais pas que ma bien aimée est enfermée depuis des années dans sa tour et qu'elle est peut-être même déjà morte, je croirais, ma foi, que je l'ai devant moi.
    Il offrit son bras à la mariée et la conduisit à l'église. Des orties poussaient près de la route et Méline leur dit :

    Ortie, petite plante gracieuse, tu m'as l'air bien soucieuse !
    Ne t'inquiète pas, je n'ai pas oublié le temps du chagrin refoulé,
    Le temps où tu fus ma seule pitance, peu douce et crue, mais en abondance.

    - Qu'est-ce que tu dis ? demanda le prince.
    - Rien, rien, répondit-elle, je pensais seulement à la princesse Méline.
    Le marié fut surpris que sa fiancée connût Méline, mais il se tut.
    Ils passèrent près du cimetière et lorsqu'ils arrivèrent devant l'escalier de l'église, Méline dit :

    Supportez-moi, les marches, souffrez que je vous emprunte,
    De la mariée qui n'en est pas une, écoutez la complainte.

    - Que disais-tu ? demanda le prince.
    - Rien, je pensais seulement à la princesse Méline.
    - La connais-tu ?
    - Mais non, rétorqua-t-elle, comment pourrais-je la connaître ? Mais j'ai entendu parler d'elle.
    Ils s'arrêtèrent devant la porte de l'église et Méline dit :

    Ô toi, la grande porte ! Que je passe, supporte !
    De la mariée qui n'en est pas une, écoute la demande infime.

    - Et maintenant, qu'est-ce que tu viens de dire ? s'étonna le prince.
    - Oh, Je pensais encore à la princesse Méline, répondit-elle.
    Le marié prit un collier de très grande valeur et le lui passa au cou.

    Ils entrèrent dans l'église et devant l'autel le prêtre lia leurs mains et les maria. Sur le chemin de retour, Méline ne prononça pas un mot. De retour au palais, elle courut aussitôt dans la chambre de la mariée, ôta la belle robe, rangea les bijoux et remit sa chemise grise. Elle ne garda que le collier que le marié lui avait passé autour du cou devant l'église.
    La nuit tomba et la mariée devait être conduite dans la chambre du prince.
    Elle voila son visage pour que le prince ne s'aperçût pas de la supercherie. Dès que tous furent partis, le prince demanda :
    - Qu'as-tu dit aux orties près de la route ?
    - À quelles orties ? s'étonna la mariée. je ne parle pas aux orties.
    - Si tu ne leur as pas parlé, tu n'es pas la vraie mariée, dit le prince.
    Mais la mariée trouva la parade.
    - Attends ! s'écria-t-elle :

    Ma femme de chambre, j'appelle, car dans mes pensées lit-elle.

    Elle sortit de la chambre et s'en prit à Méline :
    - Servante ! Qu'as-tu dit aux orties près de la route ?
    - je n'ai dit que cela :

    Ortie, petite plante gracieuse, Tu m'as l'air bien soucieuse !
    Ne t'inquiètes pas, je n'ai pas oublié Le temps du chagrin refoulé,
    Le temps où tu fus ma seule pitance, Peu douce et crue, mais en abondance.

    La mariée retourna dans la chambre du prince.
    - Ça y est, cria-t-elle, je me rappelle maintenant de ce que j'ai dit aux orties. Et elle répéta les paroles qu'elle venait d'entendre.
    - Et qu'as-tu dit aux marches de l'église lorsque nous les montions ? demanda à nouveau le prince.
    - Aux marches de l'église ? s'étonna la mariée. je ne parle jamais aux marches.
    - Tu n'es donc pas la vraie mariée.
    Et la mariée dit promptement :

    Ma femme de chambre, j'appelle, car dans mes pensées lit-elle.

    Elle sortit par la porte en courant et s'en prit de nouveau à Méline :
    - Servante ! Qu'as-tu dit aux marches devant l'église ?
    - je leur ai dit simplement :

    Supportez-moi, les marches, souffrez que je vous emprunte,
    De la mariée qui n'en est pas une, écoutez la complainte.

    - Cela te coûtera la vie, l'avertit la mariée, mais elle retourna vite auprès du prince pour lui expliquer :
    - Ça y est, je sais ce que j'ai dit à l'escalier !
    Et elle répéta ce que la jeune fille lui avait dit.
    - Et qu'as-tu dit à la porte de l'église ?
    - À la porte de l'église ? s'affola la mariée. je ne parle pas aux portes.
    - Tu n'es donc pas la vraie mariée.
    Elle sortit en courant et elle harcela Méline à nouveau :
    - Servante ! Qu'avais-tu à raconter à la porte de l'église ?

    - Je ne lui ai rien raconté, j'ai dit seulement :

    Ô toi, la grande porte ! Que je passe, supporte !
    De la mariée qui n'en est pas une, écoute la demande infime.

    - Tu me le paieras, tu auras la tête coupée, dit la mariée, folle de rage ; mais elle se dépêcha de revenir auprès du prince pour lui dire :
    - Je me souviens maintenant ce que j'avais dit à la porte.
    Et elle répéta les paroles de Méline.
    - Et où est le collier que je t'ai donné devant la porte de l'église ?
    - Quel collier ? dit-elle. Tu ne m'as pas donné de collier.
    - Je te l'ai moi-même passé autour du cou. Si tu ne le sais pas, tu n'es pas la vraie mariée.
    Il lui arracha son voile et vit son visage incroyablement laid. Effrayé, il fit un bond en arrière.
    - Comment es-tu arrivée là ? Qui es-tu ?
    - Je suis ta fiancée promise, mais j'avais peur que les gens se moquent de moi en me voyant dans la rue. C'est pourquoi j'ai ordonné à la petite souillon de mettre ma robe et d'aller à l'église à ma place.
    - Où est cette fille ? demanda le prince. Je veux la voir. Va la chercher !
    La mariée sortit de la chambre et dit aux serviteurs que sa femme de chambre était une faussaire, et qu'il fallait sans tarder l'amener dans la cour et lui couper la tête. Les serviteurs attrapèrent Méline et voulurent l'emmener. Mais Méline se mit à crier et à appeler au secours si fort que le prince entendit sa voix et arriva en courant. Il ordonna qu'on relâche la jeune fille sur-le-champ. On apporta la lumière et le prince put voir que la Jeune fille avait autour du cou le collier en or qu'il lui avait donné.
    - C'est toi la vraie mariée, dit-il, c'est toi que j'ai amenée à l'autel. Viens dans ma chambre.
    Et une fois seuls, le prince demanda :
    - Pendant le trajet vers l'église, tu as parlé de la princesse Méline à laquelle j'ai été fiancé. Si Je pouvais espérer que cela fût possible, je penserais qu'elle est devant moi ; tu lui ressembles tant !
    Et la jeune fille répondit :
    - Je suis Méline, celle qui, par amour pour toi, fut emprisonnée pendant sept ans dans un cachot obscur, celle qui a souffert de faim et de soif et qui a vécu si longtemps dans la misère et la détresse. Mais aujourd'hui enfin le soleil a de nouveau brillé pour moi. On nous a mariés à l'église et je suis ta femme légitime. Ils s'embrassèrent et vécurent heureux jusqu'à la fin de leurs jours.


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  • © voyelle

                                        ( Acte II - Scène 2 " Roméo et Juliette " - William Shakespeare )

    ROMÉO. -  (Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre.) Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l'Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu'elle-même ! Ne sois plus sa prêtresse, puisqu'elle est jalouse de toi ; sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la portent : rejette-la !... Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh ! si elle pouvait le savoir !... Que dit-elle ? Rien ... Elle se tait ... Mais non ; son regard parle, et je veux lui répondre ... Ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse. Deux des plus belles étoiles du ciel, ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu'à ce qu'elles reviennent. Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n'est plus. Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue !

    JULIETTE. - Hélas !

    ROMÉO. - Elle parle ! Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le sein des airs !

    JULIETTE. - ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.

    ROMÉO, à part. - Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?

    JULIETTE. - Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme... Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède ... Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.

    ROMÉO. - Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.

    JULIETTE. - Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?

    ROMÉO. - Je ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres.

    JULIETTE. - Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j'en reconnais le son. N'es-tu pas Roméo et un Montague ?

    ROMÉO. - Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.

    JULIETTE. - Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici.

    ROMÉO. - J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.

    JULIETTE. - S'ils te voient, ils te tueront.

    ROMÉO. - Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux, et je suis à l'épreuve de leur inimitié.

    JULIETTE. - Je ne voudrais pas pour le monde entier qu'ils te vissent ici.

    ROMÉO. - J'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent ici ! J'aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour.

    JULIETTE. - Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu'ici ?

    ROMÉO. - L'amour, qui le premier m'a suggéré d'y venir : il m'a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille.

    JULIETTE. - Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que tu m'as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les convenances ; je voudrais, je voudrais nier ce que j'ai dit. Mais adieu, les cérémonies ! M'aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Ne le jure pas : tu pourrais trahir ton serment : les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter ... Oh ! gentil Roméo, si tu m'aimes, proclame-le loyalement : et si tu crois que je me laisse trop vite gagner je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour : autrement, rien au monde ne m'y déciderait ... En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent mieux affecter la réserve. J'aurais été plus réservée, il faut que je l'avoue, si tu n'avais pas surpris, à mon insu, l'aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc et n'impute pas à une légèreté d'amour cette faiblesse que la nuit noire t'a permis de découvrir.

    ROMÉO. - Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces cimes chargées de fruits !...

    JULIETTE. - Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !

    ROMÉO. - Par quoi dois-je jurer ?

    JULIETTE. - Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.

    ROMÉO. - Si l'amour profond de mon cœur ...

    JULIETTE. - Ah ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l'éclair qui a cessé d'être avant qu'on ait pu dire : il brille !... Doux ami, bonne nuit ! Ce bouton d'amour, mûri par l'haleine de l'été, pourra devenir une belle fleur, à notre prochaine entrevue ... Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton cœur !

    ROMÉO. - Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ?

    JULIETTE. - Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?

    ROMÉO. - Le solennel échange de ton amour contre le mien.

    JULIETTE. - Mon amour ! je te l'ai donné avant que tu l'aies demandé. Et pourtant je voudrais qu'il fût encore à donner.

    ROMÉO. - Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?

    JULIETTE. - Rien que pour être généreuse et te le donner encore. Mais je désire un bonheur que j'ai déjà : ma libéralité est aussi illimitée que la mer, et mon amour aussi profond : plus je te donne, plus il me reste, car l'une et l'autre sont infinis. (On entend la voix de la nourrice.) J'entends du bruit dans la maison. Cher amour, adieu ! J'y vais, bonne nourrice ! ... Doux Montague, sois fidèle. Attends un moment, je vais revenir (Elle se retire de la fenêtre.)

    ROMÉO. - Ô céleste, céleste nuit ! J'ai peur, comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu'un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel.

    Juliette revient.

    JULIETTE. - Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l'intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu'à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, monseigneur, jusqu'au bout du monde !

    LA NOURRICE, derrière le théâtre. - Madame !

    JULIETTE. - J'y vais ! tout à l'heure ! Mais si ton arrière-pensée n'est pas bonne, je te conjure ...

    LA NOURRICE, derrière le théâtre. - Madame !

    JULIETTE. - À l'instant ! J'y vais ! ..., de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur.. J'enverrai demain.

    ROMÉO. - Par le salut de mon âme ...

    JULIETTE. - Mille fois bonne nuit ! (Elle quitte la fenêtre.)

    ROMÉO. - La nuit ne peut qu'empirer mille fois, dès que ta lumière lui manque ... (Se retirant à pas lents.) L'amour court vers l'amour comme l'écolier hors de la classe ; mais il s'en éloigne avec l'air accablé de l'enfant qui rentre à l'école.

    Juliette reparaît à la fenêtre.

    JULIETTE. - Stt ! Roméo ! Stt !... Oh ! que n'ai-je la voix du fauconnier pour réclamer mon noble tiercelet ! Mais la captivité est enrouée et ne peut parler haut : sans quoi j'ébranlerais la caverne où Écho dort, et sa voix aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, tant je lui ferais répéter le nom de mon Roméo !

    ROMÉO, revenant sur ses pas. - C'est mon âme qui me rappelle par mon nom ! Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! Quelle suave musique pour l'oreille attentive !

    JULIETTE. - Roméo !

    ROMÉO. - Ma mie ?

    LA NOURRICE, derrière le théâtre. - Madame !

    JULIETTE. - À quelle heure, demain, enverrai-je vers toi ?

    ROMÉO. - À neuf heures.

    JULIETTE. - Je n'y manquerai pas ! il y a vingt ans d'ici là. J'ai oublié pourquoi je t'ai rappelé.

    ROMÉO. - Laisse-moi rester ici jusqu'à ce que tu t'en souviennes.

    JULIETTE. - Je l'oublierai, pour que tu restes là toujours, me rappelant seulement combien j'aime ta compagnie.

    ROMÉO. - Et je resterai là pour que tu l'oublies toujours, oubliant moi-même que ma demeure est ailleurs.

    JULIETTE. - Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t'éloigner plus que l'oiseau familier d'une joueuse enfant : elle le laisse voleter un peu hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté !

    ROMÉO. - Je voudrais être ton oiseau !

    JULIETTE. - Ami, je le voudrais aussi ; mais je te tuerais à force de caresses. Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux que je te dirais : bonne nuit ! jusqu'à ce qu'il soit jour (Elle se retire.)

    ROMÉO, seul. - Que le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton cœur ! Je voudrais être le sommeil et la paix, pour reposer si délicieusement ! Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel, pour implorer son aide et lui conter mon bonheur. (Il sort.)


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  • © voyelle

    (...) Grand pa me parlait du parc de la ville, avec sa statue du grand poète polonais du XIX ème siècle, Adam Mickiewicz. Il récitait pour moi, et je les ai appris les lots de "Mayn shtetele Belz", cette petite chanson yiddish, en forme de berceuse.

    " Mayn heymele, dort vu ikh hob
       Mayne kindershe yorn farbrakht
       Belz, mayn shtetele Belz
       In ormen shtibele mit ale
       Kinderlekh dort gelakht.
       Yedn shabes fleg ikh loyfn dort
       Mit der tichme glayeh
       Tsu zitsen unter dem grinem
       Beymele, leyenen bay dem taykh
       Belz, mayn shtetele Belz,
       Mayn heymele vu ch'hob gehat
       Di sheyne khaloymes a sakh."

    " Mon petit foyer, où j'ai passé
       Mes années d'enfance ;
       Belz, mon shtetl Belz,
       Dans un pauvre petit cottage avec tous
       Les petits enfants j'ai ri.
       A chaque Sabbat j'allais
       Avec mon livre de prières
       M'asseoir sous le petit arbre
       Vert, et lire au bord de la rivière.
       Belz, mon shtetl Belz,
       Mon petit foyer, où j'ai fait autrefois
       Tant de rêves magnifiques."

    ( Extrait " Les disparus" de Daniel Mendelsohn )


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  • ... La maman, n'entendant plus de bruit, se retourna et vit Sophie pâle et l'air souffrant.
    - Qu'as-tu, Sophie? dit-elle avec inquiètude; es-tu malade ?
    - je suis souffrante, maman, répondit Sophie; j'ai mal à la tête.
    - Depuis quand donc ?
    - Depuis que j'ai fini de ranger mon ouvrage.
    - As-tu mangé quelque chose ?
    Sophie hésita et répondit bien bas : " Non, maman, rien du tout."
    - Je vois que tu mens; je vais aller le demander à ta bonne qui me le dira.
    La maman sortit et resta quelques minutes absente. Quand elle revint, elle avait l'air très fâché.
    - Vous avez menti, mademoiselle; votre bonne m'a avoué qu'elle vous avait donné du pain chaud et de la crème, et que vous en aviez mangé comme une gloutonne. Tant pis pour vous, parce que vous allez être malade et que vous ne pourrez pas venir dîner demain chez votre tante d'Aubert, avec votre cousin Paul. Vous auriez vu Camille et Madeleine de Fleurville; mais, au lieu de vous amuser, de courir dans les bois pour chercher des fraises, vous resterez toute seule à la maison et vous ne mangerez que de la soupe.
    D'après les malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur.


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