• "La Désoeuvre" de Karine Henry

    Présenté en lecture dans le cadre des "Artbookins" organisé par la Compagnie Artbooka, le charme a opéré. Le premier roman de Karine Henry, libraire à Paris, que je viens de terminer, est une merveille. Une oeuvre fascinante, forte et poignante. On ne peut pas passer à côté de cette écriture limpide, vive. L'auteur est habité par les mots. On est happé dès le début ; c'est envoutant...délicieusement captivant. Les mots nous hantent.  Deux voix; celles de Barbara et de Marie, deux soeurs complètement opposées. La nuit et le jour. La dominante et la dominée. Barbara s'oppose avec acharnement,  à tout ce qui peut ou pourrait entraver l'aboutissement d'une oeuvre, d'une création : l'écriture. Elle s'acharne, elle est prête à tout... jusqu'à la folie. Alors que Marie essaye de "vivre", tout simplement. Elle essaye d'aimer et d'être aimer, de comprendre cette folie dans laquelle sombre petit à petit Barbara et dont tout le monde souffre.  
    On se demande, jusqu'où peut-on aller dans le processus de création ? Quelles sont les limites à ne pas franchir ? car le drame n'est pas loin et ses conséquences risquent d'être irréversibles, au point de non retour, au point de détruire l'équilibre d'une famille.

    J'ai passionnément aimé ce livre d'une maturité ébahissante. Merci Lise pour cette découverte. Dans l'attente du prochain roman de Karine Henry, en cours d'écriture. VOYELLE
     



    Editions acte sud -2008
    Couverture : Illustration d'Edward Hopper " Intérieur" ( modèle lisant ) 1925 - The Art Institute of Chicago.

    4ème de couverture
    Sa soeur Barbara, qu’elle n’a plus revue depuis son internement, lui a légué sa maison d’Artel. Aussitôt Marie décide de la mettre en vente après l’avoir vidée de ses meubles. La voici donc de retour dans cet endroit isolé et menaçant – et peu à peu captive de douloureux souvenirs. Sa jeunesse a été dévastée par un accident mais aussi, de longue date, par la folie de Barbara, personnalité terrifiante et imprévisible. Dans la maison à l’abandon, la présence de Barbara se manifeste encore. Marie retrouve ses carnets, somptueux sismogramme d’une jeune femme torturée par le mépris des contingences, acharnée à faire rempart, dans le huis clos de l’écriture, aux lois inexorables du temps et de la mort auxquelles, de toutes ses forces, elle veut opposer l’OEuvre. L’une voulait écrire, l’autre simplement vivre. Presque malgré elle, Marie recompose l’histoire familiale, fait ressurgir les figures contrastées de leurs parents et tente de déchiffrer, jusque dans les cicatrices de l’enfance, des raisons de comprendre et d’aimer Barbara en dépit de tout. Roman d’une folie dévastatrice et pourtant créatrice, La Désoeuvre entremêle ces deux voix distinctes et cependant complémentaires, pour faire entendre la beauté de la fiction qui les unit. Karine Henry vit à Paris, elle est libraire. La Désoeuvre est son premier roman.


    Les premières lignes

    Un bruit. Un bruit sec d'os qui se brise. Je me redresse. Le feu. C'est le feu qui éclate, claque devant mes jambes rougeoyantes. Ma jupe est brûlante, je dois l'écarter de mes cuisses avant de ramener mes pieds nus sous mon corps abandonné au fauteuil et à la chaleur de la cheminée qui l'enveloppe, alanguit sa chair. La nuque ploie, et de là, de cet angle cassé, j'aperçois à mes pieds la bouteille de sancerre vide à la moitié... Et plus loin, sur la table, mon verre empli d'un liquide blanc, ou blond, parfois, lorsque les flammes s'avivent, jettent sur lui ces reflets roux qui l'animent, s'agitent, leur danse m'attire, un geste suffit, ma soif s'apaise... Puis à nouveau elle semble sans fin, alors je cède, je bois.
    La nuit est tombée maintenant. Je viens d'allumer une cigarette, entre mes doigts je fixe le cercle luminescent et en son centre, l'étrange incendie qu'à lui seul il asservit... Fumées, alcools, brasier, l'ensemble neutralise le chaos dont mon front résonne. Je crois m'apaiser, m'amollir. Je crois ne plus penser aux cahiers quand ils ne cessent d'occuper l'arrière-fond de chaque idée. Ils sont en moi, je ne m'en débarrasserai pas comme cela. Mon verre s'engourdit, ma main peut-être... Un liquide s'égoutte sur le tapis, du vin... Le verre semble tomber... Infiniment... Eveillée, je somnole. L'esprit errant... Je visite notre histoire. L'oeil affolé, voyant fou au coeur de son funeste musée.
    C'était il y a deux semaines. Je me rappelle en­core, lorsque le téléphone a sonné, la peur, cette peur ancienne qui immédiatement m'a rattrapée, entière, intacte, aussi tenace et assourdissante qu'au temps d'Artel. La sonnerie ne s'arrêtait pas. François a décroché. C'était pour moi.
    Aussitôt la force dont j'usai pour fixer cette voix d'homme inconnue m'épuisa, et je ne sais combien d'interminables minutes s'écoulèrent avant qu'un oui étale ne tombe enfin de mes lèvres, un son noir, raclé, arraché à la gorge. Alors je raccrochai, immobile, les yeux rivés au vide.
    - Marie, c'est qui ce notaire ?
    Sans relever la tête, le regard enfoncé plus loin encore dans le sol, j'articulai péniblement, comme à rebours, en dehors de moi, comme si les mots provenaient d'ailleurs, d'une autre bouche, un écho brumeux qui n'esquissait que les contours perdus d'une mauvaise scène où je n'étais pas, qui ne me concernait pas et bientôt serait abolie par François, ou n'importe quel autre élément du réel venant la démentir et m'en extraire, me ramener à l'instant précédent, juste avant que ne me soit annoncée la nouvelle : à nouveau ma soeur aînée prenait place dans ma vie, s'imposait à moi.
    - Barbara me lègue la maison...
    - Quoi ?
    -... la maison d'Artel !
    Pourquoi soudain cet énervement, cette brusquerie du ton ? A cet instant je n'avais plus envie que de me taire, d'ignorer cet appel, de l'oublier, l'annuler par la simple force du silence. Cela faisait presque trois ans que nous étions partis, François et moi, que nous avions quitté Artel, laissant seule Barbara là-bas. Depuis nous n'avions plus eu aucune nouvelle, nous ne savions plus rien d'elle, excepté - nous le devinions seulement -que depuis longtemps déjà elle devait être sortie de la clinique.
    - Marie, t'es sûre que c'est ce qu'il t'a dit ?


    Quelques mots choisis de Barbara ( p328)
    (...) les mots prélevés au coeur de la pulsation confiés à la phrase, leur rythme apaisé au blanc de la page...C'est dans l'énergie de tout mon corps que naît la phrase. Jamais je n'ai écrit plus physiquement. C'est à la chair que les mots surviennent. Ainsi ma prose se déplace et du Moi fréquente d'autres espaces.Une vigueur nouvelle me parcourt. A chaque souffle de phrase, longuement je reviens à la vie (...) 
    et ( p 383)
    (...) Me débarrasser des entraves ! L'Oeuvre désormais écrase tout ce qui n'est pas elle ! Possède tout de moi ! Détruit ceux qui l'empêchent ! Car elle exige et j'obéis : la solitude essentielle.

    Quelques mots choisis de Marie ( p376)
    (...) Chaque fois que j'aimais, on me séparait...D'abord il y avait eu Emmanuel et puis aujourd'hui Juliette, mais eux n'étaient pas morts, demeurait encore l'espoir d'un jour les revoir. Mâ et Herman, ce n'était pas pareil, d'eux ne me restait plus rien, plus rien qu'une pierre quelque part posée sur leur ventre, cette seule trace prouvant qu'ils avaient existé et qu'ils reposaient là, à cet endroit, sous cette terre que je n'avais jamais vue, cette pierre que Barbara m'interdisait de voir...Tant que tu seras chez moi, jamais tu ne mettras les pieds au cimetière ! Jamais !

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  • Commentaires

    1
    Mardi 9 Juin 2009 à 07:05
    Bon mardi dans ta lecture!
    bises!


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