• " Le rôti sans pareil " de Benjamin Sulte

    Je parle cuisine, et l’on verra bien que je m’y entends. Un plat de luxe vous irait-il ? Oui, n’est-ce pas ? – surtout aux prix où nous les vendons, savoir : une souscription au présent volume. C’est à la portée des pauvres gens. Prenez la recette :

    D’abord, il faut une belle olive, farcie aux câpres et aux anchois, marinée à l’huile vierge ; mettez-là dans le corps d’un jeune moineau désossé. Celui-ci se montre très fier de manger des olives de cette façon particulière.

    Placez le moineau dans un oiseau de neige, ou un ortolan, gras, bien en chair, et désossé.

    Mettez l’ortolan dans le corps d’une mauviette désossée, laquelle se trouvera farcie de quatre manières, avec des éléments divers, mais qui vont très bien ensemble.

    La mauviette demande à entrer dans le corps d’une grive ou d’un merle, que l’on choisira selon le volume requis, car il s’en rencontre de toutes les grosseurs.

    La grive se glisse dans une caille bien grasse et juteuse. Désossez toujours, cela se comprend.

    La caille, enveloppée d’une belle feuille de vigne, quand vous en avez, se place dans le corps d’un perdreau, rouge s’il en est sous votre main.

    Prenez ensuite une bécasse tendre, succulente, bien mortifiée, et confiez-lui le perdreau ; elle ne demandera pas mieux que de s’emplir ainsi.

    La bécasse étant entourée de croûtes de pain tranchées bien minces, vous l’introduisez dans l’intérieur d’un canard sauvage, que vous choisissez de la taille voulue.

    Le canard va parfaitement dans une poularde dodue, blanche, et savamment désossée.

    Alors, si vous avez une jeune oie sauvage, grasse et attendrie, ne perdez pas de temps, enfilez-lui la poularde : c’est classique.

    Les poules d’Inde, blanches et charnues, sont assez faciles à obtenir ; ayez-en une, et mettez-lui la jeune oie dans le corps. Rendu à ce point, vous avez fait une oeuvre de haute école, mais ce n’est pas encore un chef-d’oeuvre.

    Poursuivez donc. Il s’agit de se procurer une belle outarde, ce qui n’est pas rare sur le Saint-Laurent. L’outarde canadienne est peut-être la plus belle qui soit sur le globe. Je désire l’élever au rang de mets national, et c’est dans ce but que je lui ai préparé les farces dont vous venez de lire la description. Si vous me dites que j’exige des tours de force, c’est que vous êtes tiède et peu instruit des choses de la cuisine. Un certain degré d’enthousiasme devient nécessaire pour accomplir les opérations que je vous recommande ici ; une bonne dose de science ou de pratique culinaire n’y gâte rien non plus. Êtes-vous homme à bien faire, je suis avec vous. Ah ! vous avez cru que, parce que je ne sais pas la musique, j’ignore la cuisine ! À d’autres, dénicheur de merles. Revenons à nos outardes.

    La poule d’Inde ayant disparue dans l’outarde, mettez le bloc dans un pot d’une capacité convenable, avec oignons piqués de clous de girofle, carottes à votre choix, petits dés de jambon, du céleri, quelques herbes de votre goût – de la mignonnette par exemple – force bardes de lard bien assaisonnées, poivre, sel, épices fines, coriandre (curry pour les Anglais) et une ou deux gousses d’ail, si vous y tenez, mais l’ail n’est pas indispensable, et du reste les Canadiens ne le tiennent pas en bonne odeur.

    Le pot ainsi préparé doit être fermé hermétiquement par une couverture de grosse pâte.

    – Et maintenant, dites-vous, c’est l’instant de livrer bataille. Feu partout !

    Non pas ! Petit feu soutenu seulement ! Un four ou un bon poêle chauffé avec modération, au même degré, durant dix heures – voilà la chose. Ni ardeurs ni défaillances, je vous en prie ! Un feu doux, consciencieux, d’allures régulières. Ah ! n’allez pas commettre... j’allais dire un délit grave – en sortant des sages mesures que je vous indique. Parvenu à la treizième farce, il n’y a plus de badinage.

    Au moment de servir, découvrez, tirez la pièce, dégraissez au besoin, et dressez sur un plat chaud.

    Plus on est de convives plus on goûte ce régal de roi, et le tout est mangé, car le tout est bon. Celui qui trouve l’olive enfermé au fond de tous ces êtres mérite les honneurs de la séance. Quant au cuisinier, il rêve d’une renommée universelle, et aspire à être le représentant des meilleurs rôtis, dans un comté de gastronomes.

    Ce n’est plus le poulet dit à l’ivoire avec ses larmes de citron sur la peau, ni la dinde et ses sots-l’y-laisse, ni le chapon poêlé avec son jus trop fort, c’est le « rôti sanspareil » combinant tout, absorbant tout, parlant à l’esprit et réjouissant le palais. Il n’est pas possible d’être un méchant homme après avoir dégusté l’outarde nationale ainsi apprêtée. Tout se tient dans la nature. Si ma verve a aujourd’hui plus de souplesse qu’autrefois, c’est uniquement parce que j’ai piqué une fourchette dans la glorieuse farce que je viens de vous décrire. Vive à jamais l’outarde nationale !

    ( Benjamin Sulte - Historiettes et fantaisies - 1910)


    Benjamin Sulte, journaliste, poète et historien -1889
    Photographe : Archambault
    BAnQ, Centre d’archives de Montréal
    Collection Institut Notre-Dame du Bon-Conseil de Montréal
    P783, S2, SS9


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